En exergue, une phrase de Nietszche en 1886 : « les Allemands
sont plus inconcevables, plus amples, plus contradictoires, plus
inconnus, plus déconcertants, plus surprenants et
même plus effrayants que d'autres peuples ne s'imaginent
l'être. Ils échappent à toute
définition et font, pour cette raison
déjà, le désespoir des
Français. C'est un trait distinctif des Allemands qu'on voit
toujours reparaître chez eux cette question :
qu’est-ce qui est allemand ? »
Notre conception actuelle de l’Allemagne ou notre
conceptualisation est simple : c’est un état
démocratique d’environ 500.000 Km2,
peuplé de 82 millions d’habitants, capitale Berlin.
Etat estimé comme la 3ème puissance
économique mondiale, après les Etats-Unis et le
Japon. Il s’avère un leader incontestable
d’une Europe en voie de formation.
Comment notre représentation a-t-elle
évolué au point de faire de l’Allemagne
un concept avec toute sa densité ?
Nous tenterons enfin de répondre à
l’interrogation de Nietszche « qu’est-ce
qui est allemand ? »
Il y a une « unité allemande » qui
s’est organisée à travers deux
millénaires jusqu’en 1990.
Il y a eu trois ébauches de cette unité allemande
qui ont pris droit de cité à travers
trois Reich
hégémoniques :
◊
Le Reich d’Othon 962 : le Saint Empire germanique ;
◊
Le Reich de Bismarck 1871 : celui qui voulait établir sur
l’Europe, par les armes, une hégémonie
prussienne ;
◊
Le Reich d’Hitler 1933, qui voulait établir sur
le monde une hégémonie idéologique
basée sur la prédominance de la race aryenne au
prix des exterminations que l’on sait.
Mais, en 2000 ans d’histoire, ce qui a réellement
fondé l’unité allemande, le sentiment
national allemand – l’Heimat et
l’Heimatlos, nous y reviendrons – est-il le fait de
ces trois Reich ou plutôt des interstices, des intervalles,
qui ont rassemblé en une communauté
économique, douanière, défensive,
cette multitude d’états
(jusqu’à 350, après les
traités de Westphalie), états
disparates par essence ?
Comment l’unité allemande aurait-elle pu se forger
?
Passons en revue de façon apophatique (apophatique : ce qui
est mais en dehors des causes raisonnables).
Les
causes raisonnables d’une « unité
allemande » ? ?
Nous en retiendrons six,
pour les écarter :
1 - Unité à partir de la frontière
naturelle :
La péninsule ibérique, la péninsule
scandinave, la péninsule italienne, la Grande Bretagne avec
son caractère insulaire et même
l’hexagone français avec un seul
coté sur six n’opposant pas un obstacle naturel
(frontière germano-belge), sont définis par des
frontières naturelles. Donc, rien à voir avec les
incertitudes du Rhin, du Danube, de la ligne Oder-Neisse. La mouvance
balkanique ou celle de l’Europe orientale ne peuvent pas
faire frontière. Donc, la géographie
physique n’a pas pu fonder l’Allemagne.
2 - Unité autour d’une dynastie :
Certes les Hohenzollern, depuis la Prusse au nord, et les Habsbourg,
depuis l’Autriche au sud se sont affrontés
(Sadowa) dans leur volonté hégémonique.
De même, les Wittelsbach bavarois au sud et les Hohenstauffen
à l’ouest, à partir de leur bastion
alsacien se sont efforcés de créer une
hégémonie.
Sans oublier les Hohenlohe…
En fait, l’unité allemande ne s’est pas
réalisée autour d’une couronne.
3 - Unité autour d’une religion :
Certes, le Saint Empire romain germanique aurait voulu se substituer
aux deux empires d’Orient et d’Occident issus
d’un monde catholique – Rome et Byzance -. Mais
cette tentative a avorté dans l’œuf.
Certes, luthériens et calvinistes auraient voulu disputer le
pouvoir religieux à Rome, mais ils étaient, par
nature, opposés à un pouvoir romain, à
un pouvoir papal. Etablir un pouvoir
hégémonique à Cologne ou à
Francfort aurait été un non sens protestant. Il y
a bien eu une ébauche de pouvoir « anglican
», mais il s’agissait de Londres.
Donc, l’unité allemande ne
s’est pas faite sur des bases religieuses.
4 - Unité autour d’une langue :
Trois articulations linguistiques au sud, au centre et au nord ont
connu des destins différents :
La cohérence linguistique revendiquée par Hitler :
- au nord, par le corridor de Dantzig
- à l’est, par la question des Sudètes
- au sud, par la conclusion de l’Anschluss
- à l’ouest, par le litige alsacien.
Cette tentative de cohérence a fait la preuve de son
inanité.
De même qu’il y a francophonie, il y a
une germanophonie, mais elle ne constitue pas un ensemble
géographique qui puisse être, en tout cas,
réductible à une « unité
allemande ».
5 - Unité autour d’une démographie :
Il est exact que de l’an 1 à l’an 1000,
la démographie européenne a
été à peu près stable.
Le monde était peuplé de 250 millions
d’habitants et l’Europe ne comptait
guère plus de 40 millions d’habitants.
Dans les limites que l’on pouvait alors attribuer
à la France, la population n’était que
de 8 millions, et dans le contexte allemand, on peut,
peut-être, l’évaluer à 6
millions.
Il est certain que l’expansion démographique
européenne a été un moteur
d’unité. Des populations qui
s’accroissent ont, en effet, le souci
d’acquérir un territoire.
L’expansionnisme allemand sous Hitler a revêtu une
forme de nécessité qui a même eu un nom
: espace vital, Lebensraum.
Quel territoire, pour quelle population, est-il susceptible
d’assurer une suffisance autoalimentaire ?
Il est exact que la Ligue Hanséatique – bien
qu’elle concerne d’autres pays que
l’Allemagne – , que le Zollverein union
douanière, ou d’autres formes d’union,
ont fait beaucoup pour aboutir à une unité
allemande, mais elles n’en n’ont pas
été le primum movens.
6 - Unité autour d’une idéologie
politique :
Il est exact que la révolution française de 1789
a eu une répercussion majeure auprès des
populations germaniques.
Il est certain aussi que les révolutions de 1848 ont
frôlé l’établissement de
plusieurs régimes démocratiques dans le contexte
allemand.
Par opposition, le IIè Reich bismarkien, fondé en
1871, dans la Galerie des Glaces à Versailles, en hommage
à Guillaume, voulait établir une Allemagne
prussienne qui régnerait de façon monarchique sur
l’Europe toute entière. Mais, la fortune des
armes, d’une guerre à l’autre, a abouti
à son contraire : en effet, le 9 novembre 1918
disparaissait l’empire de Guillaume laissant
l’Allemagne dans un
vide abyssal.
Ce qui a été appelé la
République de Weimar n’a été
dès l’origine qu’une sorte de guerre
civile larvée, un « à peu
près » entre une république de soviets
(spartakistes) et un souci de rétablir une monarchie
constitutionnelle incarnée par Ludendorf et Hindenburg.
De 1918 à 1933, cette fragile construction,
tiraillée entre ces deux tendances, construction apparemment
démocratique, a fait face à des crises politiques
et économiques majeures. Elle a contribué
à unir l’Allemagne dans la douleur et la souffrance
C’est sur cette souffrance, unanimement partagée
par toutes les classes sociales que Hitler a créé
le mythe rassembleur d’une unité allemande.
Une révolution socialiste, un nationalisme opposé
à tout ce qui n’était pas
allemand et in fine un « parti national socialiste
»
On peut dire que Hitler a contribué à souder
l’Allemagne
CONTRE mais il ne l’a pas
unifié
POUR.
D’où cette partition idéologique entre
RDA et RFA selon le bon vouloir des vainqueurs venus de l’est
et de l’ouest.
° ° °
Ainsi, le concept de l’Allemagne ne s’est pas
forgé :
1) A partir de frontières naturelles
2) A partir d’une dynastie
3) A partir d’une langue
4) A partir d’une démographie
5) A partir d’une religion
6) A partir d’une idéologie
Et pourtant, l’Allemagne est.
Pouvons-nous répondre à l’interrogation
de Nietzche « qu’est-ce qui est allemand
? »
C’est le principe d’une définition
apophatique qui désormais se centrerait sur la notion de
culture germanique : Kultur.
On peut la décliner sous les termes de romantisme allemand,
de la Naturwissenschaft d’une philosophie
spécifiquement allemande, d’une
littérature, d’une musique, etc…
Comment pourrait-on dire que Goethe, Schiller, Wagner, Beethoven ne
sont pas profondément allemands ?
Ils le sont bien davantage que Hitler, Bismark ou Othon.
Dans la palpitation de deux millénaires, trois Reich ont
voulu organiser l’Allemagne autour d’un noyau dur.
Mais, patiemment, subrepticement, dans des interstices ou des
intervalles de l’histoire s’est
identifiée une culture allemande qui a réuni des
« Länder ».
Bien sûr, il y en a seize aujourd’hui
sous une forme fédérale (et non pas
confédérale) , mais qui dirait que la
Bavière ou la Poméranie, la Souabe, le
Schlewig-Holstein ne sont pas allemands.
Il n’y a pas d’autre unité que
de
culture.
Ainsi, il y a bien une culture allemande qui fonde une unité
allemande.