« Est beau ce qui
plaît universellement sans concept ».
Pour être parfaitement épanoui dans sa vocation
propre et satisfaire à sa soif d’absolu,
l’Homme a besoin de se référer
à des valeurs, parmi lesquelles la Beauté :
s’entourer de beauté lui est tout aussi
nécessaire que de pourvoir à sa survie
matérielle.
Un dialogue de jeunesse de Platon porte
précisément sur la question du Beau. Il
s’agit de ‘l’Hippias majeur’,
où l’on voit Socrate à la recherche de
l’essence de la Beauté, face au sophiste Hippias.
La question ‘qu’est-ce que le Beau ?’, y
induit en fait plusieurs interrogations, parmi lesquelles
- Le Beau est-il seulement ce qui cause le plaisir sensible de la vue
ou de l’ouïe ?
- Si oui, comment appeler alors l’émotion produite
par des choses qui échappent à la
perception des sens ?
En conclusion, pour Platon le Beau brille dans sa splendeur
métaphysique d’Idée, c’est
à dire d’essence éternelle et purement
intelligible des choses. Il forme avec le Vrai et le Bien une trilogie
de principes inséparables. Il est au delà du
Sensible. Le Sensible est au premier degré de la
Beauté. Au delà il y a d’autres
beautés, celle des âmes, celle des actes, celle
des connaissances ...
Le Moyen Âge chrétien voit dans le Beau une
propriété de l’Être. Il voit
dans le Beau, attribut de Dieu, une perfection particulière
du Cosmos, une touche admirable laissée en lui par son
Créateur. Nous entrons en résonance avec le Beau
par le biais d’une émotion au travers de laquelle
nous touchons à l’essentiel de notre
être, créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu.
Tout ceci est développé dans le merveilleux petit
livre de François Cheng (chinois, membre de
l’Académie Française) ‘Cinq
méditations sur la Beauté’.
Dans une première méditation, ‘la
Beauté, un mystère donnant sens à
notre vie’, il écrit : « En ce temps de
misères omniprésentes, de catastrophes naturelles
ou écologiques, parler de la Beauté peut
paraître incongru, inconvenant, voire provocateur, un
scandale. Mais, en raison de cela même on voit
qu’à l’opposé du Mal, la
Beauté se situe bien à l’autre bout
d’une réalité à laquelle
nous avons à faire face : deux mystères qui
constituent les extrémités de l’univers
vivant - d’un côté le Mal, de
l’autre la Beauté ».
La Beauté existe, sans que sa
nécessité au premier abord paraisse
évidente. Elle est là sous nos yeux, de
façon omniprésente, donnant
l’impression, n’étant pas
‘fonctionnelle’, d’être en
somme superflue. C’est bien là son
mystère : l’univers n’est pas
obligé d’être beau, et pourtant il
l’est. On pourrait imaginer un univers qui ne serait que
‘vrai’, ce qu’il faut pour pouvoir
fonctionner. On ne pourrait en revanche, à
l’évidence, l’imaginer sans
‘bonté’, car ne finirait-on pas par
s’y entretuer tous jusqu’au dernier.
Dans une seconde méditation, ‘l’univers
est beau, cela signifierait-il quelque chose pour nous ?’,
François Cheng s’interroge : la
Beauté ne serait-elle qu’un superflu, un ajout
ornemental, une cerise sur le gâteau ou
s’enracine-t-elle dans un sol originel, obéissant
à quelque intentionnalité de nature
ontologique ? Peut-elle être due au hasard ? A la rencontre
fortuite de différents éléments
chimiques ? Et il écrit : « Concernant
la Beauté, nous observons objectivement que de fait, notre
sens du sacré, du divin, vient non seulement de la
constatation du vrai, c’est à dire de quelque
chose qui effectue sa marche, qui assure son fonctionnement, mais bien
plus de celle du beau, c’est à dire de quelque
chose qui frappe par son énigmatique splendeur, qui
éblouit et subjugue. L’univers
n’apparaît plus comme une donnée ; il se
révèle comme un don invitant à la
reconnaissance et à la célébration.
»
Dans une troisième méditation,
François Cheng avance que la Beauté
relève de l’Être, mû par
l’impérieux désir qu’il en a
: elle jaillit de l’intérieur, au delà
de toute beauté d’apparence, laquelle
relève de l’Avoir – valeur bien souvent
dégradée en moyen d’échange
ou de conquête, incapable d’atteindre
l’état de communion et d’Amour qui, en
fin de compte, devrait être la raison
d’être de la Beauté.
D’après St. Augustin, la beauté
résulte de la rencontre de
l’intériorité d’un
être et de la splendeur du cosmos, laquelle
reflète à ses yeux la gloire de Dieu.
Mais on peut aussi parler d’un beau geste, d’une
belle vertu, d’une belle action, en sorte que
Beauté et Bonté sont liées : quand
l’authenticité de la Beauté est
garantie par la Bonté, on est dans
l’éclat suprême de la
Vérité, avec son exigence de justice, de
dignité, de générosité.
Il existe un terme du grec ancien qui montre bien ce lien entre
Beauté et Bonté : Kalosagathos. Il rassemble en
effet l’idée du Beau (Kalos) et celle du Bien
(Agathos). La Beauté véritable est belle.
Dans une quatrième méditation,
François Cheng observe que le thème de la
Beauté a inspiré les philosophes et spirituels de
toutes cultures.
- Platon, par exemple, dans le Banquet, montre comment Eros,
l’Amour, suit un mouvement qui, du sensible,
l’élève vers l’intelligible :
de l’amour physique dont l’objet est la
beauté des corps, en passant par l’amour moral
dont l’objet est la beauté de
l’âme, il s’élève
jusqu’au degré suprême qui est la
contemplation de la Beauté absolue. Platon unit
inséparablement le Vrai, le Beau, le Bien.
- Plotin, héritier de Platon, exalte le Beau en tant que
manifestation du Divin : la pensée chrétienne est
en gestation.
- St. Augustin, Dante, Pétrarque s’inscrivent dans
cette vue des choses.
- A la Renaissance la fièvre de création
artistique était en soi une
célébration de la Beauté.
- A l’âge classique, le Beau était
à l’honneur. Il y était soumis
à l’exigence du vrai. Boileau écrivait
: « Rien n’est beau que le vrai ».
- Les Romantiques ont inversé cet ordre : ils ont
exprimé leur aspiration à la Beauté en
pensant que la Vérité n’est autre que
la Beauté. En lisant Alfred de Musset : « Or la
Beauté c’est tout, Platon l’a dit
lui-même. La Beauté sur la terre est la chose
suprême. C’est pour nous la montrer
qu’est faite la clarté. ‘Rien
n’est beau que le Vrai’, dit un vers
respecté. Et, moi, je lui réponds sans crainte
d’un blasphème : ‘Rien n’est
vrai que le Beau, rien n’est vrai sans
Beauté’ ».
- Pour les Chinois, la Beauté implique un entrecroisement,
une interaction, une rencontre entre les éléments
qui constituent une beauté et le regard qui la capte. La
beauté du soleil couchant par exemple : consiste-t-elle en
un simple rayon de lumière émanant du couchant ?
On dit qu’il y a belle lumière parce que celle-ci
fait resplendir les choses qu’elle éclaire, le
ciel, les arbres, les fleurs, les murs, les visages ... la
lumière n’est belle que si elle est
incarnée. Et si elle n’est pas captée
par un regard, la Beauté ne se sait pas, elle est en pure
perte, elle n’a pas de sens. De tout temps, en Chine,
poètes et peintres sont avec la nature dans une relation de
connivence : la Beauté du monde est pour eux un appel et
l’Homme, cet être de langage, y répond
de toute son âme.
- Pour l’Islam, il y a une longue tradition de
méditation sur le regard et la perception. «
Puisque vous n‘avez pas un regard assez pur pour voir ma
Beauté sans intermédiaire, je vous la montre au
moyen des formes et des voiles. Ma Beauté est
alliée à la forme afin d’être
à la mesure de votre capacité de vision
», écrit un maître soufi.
L’univers ressemble à un corps dont la
tête est dans le Ciel et les pieds sur la terre.
L’oeil, l’oreille, la langue vivent, voient,
entendent, parlent grâce à
l’âme. On aperçoit
l’âme par l’intermédiaire de
tout ce pouvoir de perception. Quand l’âme quitte
le corps, la beauté, l’éclat ne
demeurent pas en lui : toute la beauté se manifestait par le
corps alors qu’elle venait à
l’âme. Le Créateur a fait la perception
chez la créature de façon à ce que
celle-ci puisse Le voir au travers de ses oeuvres.
Dans sa cinquième méditation, François
Cheng s’intéresse à la
création artistique.
Pour lui, jusqu’au début du 20 ème
siècle, la création artistique fut
placée sous le signe du Beau. Les canons de la
Beauté pouvaient se modifier, le propos de l’art
demeurait le même – célébrer
la Beauté. Avec le 20 ème siècle,
l’industrialisation forcenée, la conscience
d’une ‘modernité’
basée sur l’idée de l’Homme
par lui-même et de ‘la mort de Dieu’, la
donne change. La création artistique entend avoir affaire
à toute la réalité des vivants et
à tout l’imaginaire de l’Homme, y
compris la part violente, souffrante de sa vie. Mais le fil
d’or ne s’est pas tout à fait rompu.
Max Jacob, le poète-peintre, ayant pourtant un sens aigu du
tragique moderne, écrit, dans ‘L’homme
de cristal’ : « Sur ma face de mort, on
lira mes études et tout ce qui entre de toute la Nature dans
mon coeur aspirant à toute Beauté – les
voyages, la paix, la mer, la forêt ... ». La
création artistique, embrassant tout le réel, a
toujours pour tâche de révéler ce que
l’univers vivant recèle de beauté. Car
l’effort de l’Homme pour tendre vers le Beau est de
nature universelle.
Kant conclue : « Est beau ce qui plaît
universellement sans concept ».
On ne peut pas prouver la Beauté, seulement
l’éprouver.