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(Echanges. Contribution M-A C. Septembre 2007)

Réflexion sur la Beauté



« Est beau ce qui plaît universellement sans concept ».



Pour être parfaitement épanoui dans sa vocation propre et satisfaire à sa soif d’absolu, l’Homme a besoin de se référer à des valeurs, parmi lesquelles la Beauté : s’entourer de beauté lui est tout aussi nécessaire que de pourvoir à sa survie matérielle.

Un dialogue de jeunesse de Platon porte précisément sur la question du Beau. Il s’agit de ‘l’Hippias majeur’, où l’on voit Socrate à la recherche de l’essence de la Beauté, face au sophiste Hippias. La question ‘qu’est-ce que le Beau ?’, y induit en fait plusieurs interrogations, parmi lesquelles

- Le Beau est-il seulement ce qui cause le plaisir sensible de la vue ou de l’ouïe ?
- Si oui, comment appeler alors l’émotion produite par des choses qui échappent  à la perception des sens ?

En conclusion, pour Platon le Beau brille dans sa splendeur métaphysique d’Idée, c’est à dire d’essence éternelle et purement intelligible des choses. Il forme avec le Vrai et le Bien une trilogie de principes inséparables. Il est au delà du Sensible. Le Sensible est au premier degré de la Beauté. Au delà il y a d’autres beautés, celle des âmes, celle des actes, celle des connaissances ...

Le Moyen Âge chrétien voit dans le Beau une propriété de l’Être. Il voit dans le Beau, attribut de Dieu, une perfection particulière du Cosmos, une touche admirable laissée en lui par son Créateur. Nous entrons en résonance avec le Beau par le biais d’une émotion au travers de laquelle nous touchons à l’essentiel de notre être, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Tout ceci est développé dans le merveilleux petit livre de François Cheng (chinois, membre de l’Académie Française) ‘Cinq méditations sur la Beauté’.

Dans une première méditation, ‘la Beauté, un mystère donnant sens à notre vie’, il écrit : « En ce temps de misères omniprésentes, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la Beauté peut paraître incongru, inconvenant, voire provocateur, un scandale. Mais, en raison de cela même on voit qu’à l’opposé du Mal, la Beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face : deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant -  d’un côté le Mal, de l’autre la Beauté ».

La Beauté existe, sans que sa nécessité au premier abord paraisse évidente. Elle est là sous nos yeux, de façon omniprésente, donnant l’impression, n’étant pas ‘fonctionnelle’, d’être en somme superflue. C’est bien là son mystère : l’univers n’est pas obligé d’être beau, et pourtant il l’est. On pourrait imaginer un univers qui ne serait que ‘vrai’, ce qu’il faut pour pouvoir fonctionner. On ne pourrait en revanche, à l’évidence, l’imaginer sans ‘bonté’, car ne finirait-on pas par s’y entretuer tous jusqu’au dernier.

Dans une seconde méditation, ‘l’univers est beau, cela signifierait-il quelque chose pour nous ?’, François Cheng  s’interroge : la Beauté ne serait-elle qu’un superflu, un ajout ornemental, une cerise sur le gâteau ou s’enracine-t-elle dans un sol originel, obéissant à quelque intentionnalité  de nature ontologique ? Peut-elle être due au hasard ? A la rencontre fortuite de différents éléments chimiques ? Et  il écrit : « Concernant la Beauté, nous observons objectivement que de fait, notre sens du sacré, du divin, vient non seulement de la constatation du vrai, c’est à dire de quelque chose qui effectue sa marche, qui assure son fonctionnement, mais bien plus de celle du beau, c’est à dire de quelque chose qui frappe par son énigmatique splendeur, qui éblouit et subjugue. L’univers n’apparaît plus comme une donnée ; il se révèle comme un don invitant à la reconnaissance et à la célébration. »

Dans une troisième méditation, François Cheng avance que la Beauté relève de l’Être, mû par l’impérieux désir qu’il en a : elle jaillit de l’intérieur, au delà de toute beauté d’apparence, laquelle relève de l’Avoir – valeur bien souvent dégradée en moyen d’échange ou de conquête, incapable d’atteindre l’état de communion et d’Amour qui, en fin de compte, devrait être la raison d’être de la Beauté.

D’après St. Augustin, la beauté résulte de la rencontre de l’intériorité d’un être et de la splendeur du cosmos, laquelle reflète à ses yeux la gloire de Dieu.

Mais on peut aussi parler d’un beau geste, d’une belle vertu, d’une belle action, en sorte que Beauté et Bonté sont liées : quand l’authenticité de la Beauté est garantie par la Bonté, on est dans l’éclat suprême de la Vérité, avec son exigence de justice, de dignité, de générosité.
Il existe un terme du grec ancien qui montre bien ce lien entre Beauté et Bonté : Kalosagathos. Il rassemble en effet l’idée du Beau (Kalos) et celle du Bien (Agathos). La Beauté véritable est belle.

Dans une quatrième méditation, François Cheng observe que le thème de la Beauté a inspiré les philosophes et spirituels de toutes cultures.

- Platon, par exemple, dans le Banquet, montre comment Eros, l’Amour, suit un mouvement qui, du sensible, l’élève vers l’intelligible : de l’amour physique dont l’objet est la beauté des corps, en passant par l’amour moral dont l’objet est la beauté de l’âme, il s’élève jusqu’au degré suprême qui est la contemplation de la Beauté absolue. Platon unit inséparablement le Vrai, le Beau, le Bien.

- Plotin, héritier de Platon, exalte le Beau en tant que manifestation du Divin : la pensée chrétienne est en gestation.
- St. Augustin, Dante, Pétrarque s’inscrivent dans cette vue des choses.

- A la Renaissance la fièvre de création artistique était en soi une célébration de la Beauté.

- A l’âge classique, le Beau était à l’honneur. Il y était soumis à l’exigence du vrai. Boileau écrivait : « Rien n’est beau que le vrai ».

- Les Romantiques ont inversé cet ordre : ils ont exprimé leur aspiration à la Beauté en pensant que la Vérité n’est autre que la Beauté. En lisant Alfred de Musset : « Or la Beauté c’est tout, Platon l’a dit lui-même. La Beauté sur la terre est la chose suprême. C’est pour nous la montrer qu’est faite la clarté. ‘Rien n’est beau que le Vrai’, dit un vers respecté. Et, moi, je lui réponds sans crainte d’un blasphème : ‘Rien n’est vrai que le Beau, rien n’est vrai sans Beauté’ ».

- Pour les Chinois, la Beauté implique un entrecroisement, une interaction, une rencontre entre les éléments qui constituent une beauté et le regard qui la capte. La beauté du soleil couchant par exemple : consiste-t-elle en un simple rayon de lumière émanant du couchant ? On dit qu’il y a belle lumière parce que celle-ci fait resplendir les choses qu’elle éclaire, le ciel, les arbres, les fleurs, les murs, les visages ... la lumière n’est belle que si elle est incarnée. Et si elle n’est pas captée par un regard, la Beauté ne se sait pas, elle est en pure perte, elle n’a pas de sens. De tout temps, en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans une relation de connivence : la Beauté du monde est pour eux un appel et l’Homme, cet être de langage, y répond de toute son âme.

- Pour l’Islam, il y a une longue tradition de méditation sur le regard et la perception. « Puisque vous n‘avez pas un regard assez pur pour voir ma Beauté sans intermédiaire, je vous la montre au moyen des formes et des voiles. Ma Beauté est alliée à la forme afin d’être à la mesure de votre capacité de vision », écrit un maître soufi. L’univers ressemble à un corps dont la tête est dans le Ciel et les pieds sur la terre. L’oeil, l’oreille, la langue vivent, voient, entendent, parlent grâce à l’âme. On aperçoit l’âme par l’intermédiaire de tout ce pouvoir de perception. Quand l’âme quitte le corps, la beauté, l’éclat ne demeurent pas en lui : toute la beauté se manifestait par le corps alors qu’elle venait à l’âme. Le Créateur a fait la perception chez la créature de façon à ce que celle-ci puisse Le voir au travers de ses oeuvres.

Dans sa cinquième méditation, François Cheng s’intéresse à la création artistique.

Pour lui, jusqu’au début du 20 ème siècle, la création artistique fut placée sous le signe du Beau. Les canons de la Beauté pouvaient se modifier, le propos de l’art demeurait le même – célébrer la Beauté. Avec le 20 ème siècle, l’industrialisation forcenée, la conscience d’une ‘modernité’ basée sur l’idée de l’Homme par lui-même et de ‘la mort de Dieu’, la donne change. La création artistique entend avoir affaire à toute la réalité des vivants et à tout l’imaginaire de l’Homme, y compris la part violente, souffrante de sa vie. Mais le fil d’or ne s’est pas tout à fait rompu.

Max Jacob, le poète-peintre, ayant pourtant un sens aigu du tragique moderne, écrit, dans ‘L’homme de cristal’ :  « Sur ma face de mort, on lira mes études et tout ce qui entre de toute la Nature dans mon coeur aspirant à toute Beauté – les voyages, la paix, la mer, la forêt ... ». La création artistique, embrassant tout le réel, a toujours pour tâche de révéler ce que l’univers vivant recèle de beauté. Car l’effort de l’Homme pour tendre vers le Beau est de nature universelle.

Kant conclue : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ».

On ne peut pas prouver la Beauté, seulement l’éprouver.




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