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(Echanges. Contribution J-F C. Juillet 2005)

De la démocratie en Amérique 1.

(Alexis de Tocqueville – notes de lecture JF C)




L’ouvrage, très riche, écrit à l’ancienne, se présente comme une description détaillée des institutions américaines à l’époque de l’auteur (précisément 1831 – 1832, soit un peu plus d’un siècle après les débuts de la colonisation du continent par l’Europe), enrichie d’une réflexion sur leur origine, leur développement progressif, leur inspiration et leur nécessité, leur relation avec l’histoire de l’Union, également avec le caractère des habitants, ainsi qu’avec la culture et la religion dont elles sont imprégnées. Il s’y trouve aussi de pertinentes observations d’ordre philosophique sur la nature de la démocratie et son rapport avec le développement, les mœurs et le destin des peuples. Et il s’y trouve encore, c’est plus anecdotique mais c’est extrêmement intéressant et mérite d’être signalé, une observation particulière de la situation des indiens et des noirs, ceux-ci sur fond d’esclavage, qui est une éloquente page d’histoire.

Au-delà des institutions américaines, l’étude de l’auteur est en fait (ou aussi) celle du principe démocratique, « à l’état pur » si l’on peut dire, le peuple visité, encore tout jeune, s’étant constitué d’emblée, dans un pays nouveau, sur la base dudit principe.

L’ouvrage n’est pas une thèse et ne propose d’autre conclusion que de prédire un grand avenir à l’Union et … à la Russie !

Toutefois, tandis que des révolutions successives ont fini par abattre les monarchies presque partout en Europe à son époque, l’ouvrage constituait dans l’idée de Tocqueville une référence pour un législateur encore inexpérimenté en charge d’asseoir la démocratie dans un pays quelconque.


En introduction …

A mes yeux, l’introduction de l’ouvrage est d’une très grande richesse pour entrer dans l’intelligence des événements prodigieux de notre temps, événements que l’auteur ne pouvait que pressentir, cependant que la description de l’état de la démocratie en Amérique à son époque, qui fait le corps du texte, au surplus difficile à résumer, a perdu aujourd’hui une partie de son intérêt pratique.

C’est donc à cette introduction que s’attachent principalement les lignes qui suivent, dans la mesure où elles ont partie liée avec la généralité du thème de réflexion choisi par notre groupe « La démocratie ».

On y note d’abord que le livre a été écrit « sous la préoccupation constante d’une seule pensée : l’avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde … ». L’auteur souligne qu’il se trouve dans le livre un « avertissement solennel qui rappelle aux hommes que la Société change de forme, l’humanité de condition et que de nouvelles destinées s’approchent ».

En avertissement à la douzième édition de l’ouvrage, il reprend ceci qu’il avait déjà écrit dans son introduction: « Le développement graduel de l’égalité est un fait providentiel. Il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine, tous les événements comme tous les hommes ont servi à son développement. Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin puisse être suspendu par une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenus si forte et ses adversaires si faibles ? »

Le mot « démocratie » ayant de nos jours une signification obligatoirement positive (le concept de démocratie est le seul politiquement correct), cette entrée en matière prophétique a de quoi réjouir profondément le lecteur ordinaire.

A y bien regarder toutefois …
Pourquoi un « avertissement », un avertissement « solennel », une mise en garde en somme ?

C’est d’abord parce que pour Tocqueville la démocratie, telle que comprise à son époque, est malheureusement associée à une notion perverse et destructrice qui est la passion de l’égalité.

C’est aussi, toujours selon lui, parce que la même démocratie n’est point dirigée dans son exercice en référence avec la religion, à tout le moins avec une morale - c’est l’utile sans s’occuper du juste, le bien-être séparé de la vertu, au point d’en arriver à une inversion des valeurs : « … des hommes sans patriotisme et sans mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières ! », à un monde de confusion où « rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux », qui traduit une profonde dégradation de l’être.

Il s’écrie : « Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide pour qu’on désespère de le diriger ; leur sort est entre leurs mains ; mais bientôt il leur échappe ».

Dans ce qui semble un destin de l’humanité toute entière, un destin qu’elle ne maîtrise pas, tout en en étant responsable, Tocqueville voit une secrète volonté divine (cf. plus haut).

Ce n’est pas, on s’en doute, qu’il approuve la façon dont s’opèrent les choses, mais il s’interroge, et ce faisant ouvre là une voie à la réflexion :

- … le cours de l’histoire serait sous contrôle …
- … à l’évidence pas celui de l’homme …
- … l’histoire s’acheminerait vers un terme …
- … son universalité nouvelle serait un signe des temps ...
-  ………………………………………………………..


En cheminant dans l’ouvrage …

Quant aux institutions …

- Pour Tocqueville, les institutions provinciales (la commune, le canton…) sont utiles à tous les peuples, mais jamais autant que lorsque leur état social est démocratique, parce qu’à ses yeux elles constituent des garanties contre les deux extrêmes de celui-ci, qui sont la licence et la tyrannie. Il note à cet égard que la révolution française s’est malheureusement érigée à la fois contre la royauté et contre les dites institutions provinciales, en sorte qu’on en est arrivé dans le pays à un centralisme despotique et stérilisant qui n’a rien à voir avec ce qu’il observe en Amérique.

- Il note aussi que la possibilité offerte à un homme de gouvernement élu de se représenter en fin de mandat est par nature une source d’intrigues et de corruption qui finit par mettre en cause l’existence même du pays. Le soin du gouvernement devient en effet secondaire par rapport à la préoccupation de l’élection, les places deviennent des récompenses et ainsi de suite …

- L’auteur fait observer qu’en matière d’égalité il y a deux façons de concevoir les choses :
 l’une, virile et légitime, poussant à vouloir égaler et par conséquent à s’élever,
 l’autre dépravée, qui porte à jalouser et à abattre ceux qui sortent de l’ordinaire.

- Il pense que la démocratie a plus de chances de se tromper qu’un pouvoir royal ou un corps de nobles, mais qu’elle a probablement plus de chances de revenir à la vérité, instruite à l’expérience par le fruit de ses errements … le problème étant toutefois celui du pas de temps nécessaire à cette fin : beaucoup de peuples ne sauraient attendre, sans périr, le résultat de leurs erreurs. Et il ajoute : « On voit des peuples dont l’éducation première a été si vicieuse, et dont le caractère présente un si étrange mélange de passions, d’ignorance et de notions erronées de toutes choses, qu’ils ne sauraient d’eux-mêmes distinguer la cause de leurs misères ; ils succombent sous des maux qu’ils ignorent ».

- Il estime que d’une manière générale, l’objet de la démocratie dans sa législation est plus utile que celui choisi dans la sienne par un corps d’aristocrates … mais que dans la pratique ses lois sont presque toujours intempestives et défectueuses, au point que souvent elle travaille, sans le savoir, à sa propre ruine.

- Il remarque en passant : « Ce qu’il y a de plus fixe au monde dans ses vues, c’est une aristocratie. La masse du peuple peut être séduite par son ignorance ou ses passions ; on peut surprendre l’esprit d’un roi et le faire vaciller dans ses projets ; et d’ailleurs un roi n’est pas immortel. Mais un corps aristocratique est trop nombreux pour être capté, trop nombreux pour céder aisément à l’enivrement de passions irréfléchies. Un corps aristocratique est un homme ferme et éclairé qui ne meurt point ».

- Pour Tocqueville, la démocratie est le plus coûteux des modes de gouvernement, pour des raisons qu’il indique, comme par exemple :
 le souci de plaire au peuple, plutôt que de se consacrer à son bien,
 l’agitation sans but précis,
 la corruption comme tentation permanente,
 les exigences du peuple : il fait sentir son pouvoir, pour le satisfaire il faut toujours plus d’argent,
 les changements continuels de vues et d’agents,
 l’incohérence des dépenses publiques – disproportionnées avec le but à atteindre, ou carrément improductives …

Quant aux motivations …

- Pour Tocqueville leur religion et leur patriotisme sont les grandes forces des peuples. Il écrit : « On ne rencontrera jamais, quoi qu’on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des volontés. Or, il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l’universalité des citoyens ».

- Il note que le fonctionnaire public en Europe est généralement vu comme un représentant de l’autorité, tandis que l’américain y voit le droit, si bien qu’en Amérique tout se passe comme si l’homme n’obéissait jamais à l’homme, mais à la justice ou à la loi.

- Il fait remarquer, c’est important, que la démocratie a des difficultés pour vaincre les passions et faire taire les besoins du moment en vue de l’avenir. Un effort, un sacrifice ne peuvent être consentis que pour un temps limité.

- Quoiqu’il en soit des vertus et des talents, souhaitables, des dirigeants d’un pays, ce n’est pas pour Tocqueville le plus important en démocratie, car les deux sont toujours confrontés avec l’intérêt personnel. Le plus important selon lui est que dans les institutions les gouvernants n’aient jamais d’intérêts contraires à la masse des gouvernés.

- Il insiste d’autant plus sur cette vue des choses qu’il perçoit en son temps une dégradation de l’esprit public. Il écrit ceci, qui est en fait une sérieuse mise en garde : « Ne voyez-vous pas que les religions s’affaiblissent et que la notion divine des droits disparaît ? Ne découvrez-vous point que les mœurs s’altèrent, et qu’avec elles s’efface la notion morale des droits ?... N’apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs ? Si au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à lier l’idée des droits à l’intérêt personnel qui s’offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ? »

En pensant à l’Europe ou à l’Amérique … ?

« Je veux bien », écrit-il, « ajouter foi à la perfectibilité humaine ; mais jusqu’à ce que les hommes aient changé de nature et se soient complètement transformés, je refuserai de croire à la durée d’un gouvernement dont la tâche est de tenir ensemble quarante peuples divers répandus sur une surface égale à la moitié de l’Europe, d’éviter entre eux les rivalités, l’ambition et les luttes, et de réunir l’action de leurs volontés indépendantes vers l’accomplissement des mêmes desseins ».



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