QUATRE SAISONS EN ENFER



Brice PEER
 

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I Automne

La crise financière de septembre 2008 était seulement le signe avant-coureur des graves désordres qui allaient affecter la vie sur la planète TERRE.

L'opinion publique s'était focalisée sur les baisses vertigineuses du marché des actions sur toutes les places boursières. Les gouvernements faisaient semblant de maîtriser la situation, au début en expliquant que, pour telle et telle raison, leur système financier intérieur était plus vertueux que celui du voisin.

Ils durent rapidement admettre que la crise était mondiale.

L'étape suivante fut de mettre leurs espoirs dans une action mondiale concertée entre Etats et organismes internationaux : Banque Mondiale, FMI, FED, BCE ... Las, le marché des actions continua de s'enfoncer dans un krach de grande ampleur. L'idée des gouvernants était de laisser faire la bourse, mais d'injecter des facilités de paiements - chacun chez soi - pour éviter que la crise financière ( qualifiée de bulle en cours d'éclatement ) ne vienne par trop perturber le fonctionnement de l'économie dite réelle . A cette époque on entendait par économie réelle l'ensemble des acteurs, producteurs, distributeurs et consommateurs de biens et de services .
Les prévisions de croissance pour 2009 étaient révisées à la baisse. On donnait une fourchette de +0,2 à +0,5% , mais on promettait de rester positif ! Il n'en fut rien.

Pendant les vingt cinq ans suivants, rien ne fut plus comme avant. Enfin pas comme pendant les cinquante années précédentes. Le Produit Intérieur Brut de tous les pays se mit à baisser avec plus ou moins de soubresauts, mais à baisser tout de même.

Les pays anciennement les plus riches, et surtout les plus puissants, essayaient de passer la patate chaude aux pays les plus faibles. Au début, cette vilaine manœuvre donna un peu de répit à certains, mais cela n'eut qu'un temps.

Le chômage atteignait des proportions de guerre civile. Les systèmes de protection sociale des divers Etats souverains se trouvèrent bientôt en dépôt de bilan. Non seulement le volume des cotisations baissait régulièrement, mais les réserves de solvabilité détenues par les organismes prestataires avaient fondu comme neige au soleil dans les crevasses de la crise financière.
Il fallut réduire les prestations, ce qui aggrava d'autant la baisse de la demande intérieure déjà fort écornée.

Les rentiers, essentiellement les retraités, n'étaient pas épargnés ( affreux calembour ). A la fois parce que les caisses de retraites, publiques ou privées, subissaient les mêmes contraintes que les caisses d'assurance chômage et d'assurance maladie et parce que les économies du retraité moyen , largement placées en produits d'assurance vie, perdaient de leur pouvoir d'achat.
Avec l'assurance-vie, on leur avait vendu l'idée qu'ils placeraient leur épargne dans des fonds obligataires sans risques. Il fallut bien constater que ce n'était pas vrai. Une société en cessation de paiement cesse non seulement de servir les intérêts de ses emprunts, mais - avec la bénédiction du liquidateur - va rendre le capital "en monnaie de singe".
L'accumulation d'accidents de cette nature entraîna une baisse du rendement des fonds collectifs basés sur les obligations et autres produits monétaires. Pire, comme le grand public avait perdu confiance, les apports d'argent frais se tarirent et certains fonds durent déposer à leur tour le bilan.

La seule chose qui prospéra encore assez longtemps, ce fut le marché des "futures", c'est à dire le marché des " contrats d'options à terme".
Mécaniquement, ce marché profita de la baisse de des cours et des rendements des autres produits financiers, baisse qui engendrait de grandes quantités de liquidités qu'il fallait bien placer quelque part. La relative longévité du marché des contrats d'options à terme fut due aussi à ce que son volume d'activité ne connaissait pas de limites naturelles. La seule limite était l'inventivité des financiers. Ils proposaient tous les jours de nouveaux types de contrats. Ces contrats donnaient des assurances nouvelles contre toutes sortes de risques  pouvant affecter le business. Tout cela restait très porteur.

Il y eut cependant une fin à cette finance là. Elle finit par être rattrapée par l'économie réelle. Les contrats à terme étaient très utiles aux producteurs de biens et services, surtout les plus gros. Ce marché finit par s'assécher. Les banques essayèrent alors d'attirer Monsieur TOUTLEMONDE  vers ces assurances en tout genre. Le citoyen moyen ne mordait plus à l'hameçon, pour la bonne raison qu'il avait des problèmes de survie immédiate de plus en plus obsédants.
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La débâcle était maintenant totale. Tous les indicateurs économiques peinaient à refléter avec exactitude les souffrances des populations.

Au début, les citoyens des pays riches, actifs ou retraités, souffrirent  beaucoup. Ils n'étaient plus habitués aux privations . Leurs souffrances étaient aggravées par l'action des médias et de la propagande. La publicité avait maintenu pendant longtemps sa fructueuse activité, simplement en modifiant son angle d'attaque marketing. Elle avait lancé la mode de la consommation vertueuse, respectueuse de l'environnement, frugale en énergies fossiles et sensible au réchauffement climatique ... Elle continuait de pousser à des dépenses de santé et de mieux-être hors de prix ...
Cependant, le nombre des annonceurs solvables se réduisait constamment. Les chalands n'achetaient plus que des objets de première nécessité. La publicité prôna les avantages de la consommation bon marché. La vogue du toujours plus sophistiqué ( donc plus cher) en matière de téléphones mobiles, d'assistants personnels électroniques, de jeux en ligne ... diminua peu à peu. Les jardineries étaient devenues le nouveau marché porteur. En ville,  elles proposaient les cultures vivrières sur balcons. En banlieue, la vente des outils et des semences pour satisfaire les besoins des nouveaux jardins ouvriers.

Dans la même période, les citoyens des pays pauvres se résignaient. Ils étaient habitués à la souffrance. Il y eut des transferts de catégories. Des citoyens pauvres devenaient très pauvres et des très pauvres mourraient en masse de famines et d'épidémies. Evidemment, l'aide humanitaire en provenance des pays riches, qui avait toujours été plus médiatique que réellement efficace, était tombée à zéro.

Au bout de quelques années à ce train là, l'écart entre pays riches et pays pauvres se rétrécit.  Ce d'autant plus que partout les citoyens se révoltaient. Mais se révoltaient contre qui ?
Les gouvernements faisaient semblant de tenir les rênes d'un pouvoir qui, de facto, était des plus réduits. C'étaient des boucs émissaires tout désignés. Manifestations de rues, grèves... se succédaient  sans relâche. Aucune unité dans les revendications, si ce n'est le yaquafautquon. Les gouvernements faisaient le gros dos. La baisse des rentrées fiscales les privait de leurs moyens d'intervention traditionnels.

Tout ce remue-ménage porta le sentiment d'insécurité à un paroxysme. Insécurité non seulement financière mais maintenant physique : vols à main armée, violence gratuites ou payantes... loyers impayés et immeubles squattés ...

A quelque chose malheur est bon. Les armureries, les officines de vigiles et surtout de gros bras étaient devenus des professions en pointe.

Un relent de guerre civile s'installait dans des pays jusqu'alors donnés en exemple pour la sagesse et la modération de leurs citoyens. Les idéologies les plus extrémistes faisaient recette. Aux dernières élections fédérales, la Suisse elle-même était devenue un Etat fasciste !

Sur le plan international, la lutte pour la vie battait son plein. Les alliances se faisaient et se défaisaient à l'allure d'une partouze chez le marquis de Sade. Pour pimenter le tout, on était revenu au système des doubles alliances, les secrètes trahissant les engagements des officielles. Difficile de s'y reconnaître, même pour les dirigeants des Etats.

Personne n'osait le dire, mais la souveraineté des Etats était devenue un mot vide de sens.

Les conséquences furent inéluctables. Démentant les projections faites au temps de la croissance glorieuse, la population mondiale - baisse de natalité et morts prématurées confondues - passa  en vingt cinq ans de 6 à 4,5 milliards d'individus.  



II  Hiver


Le pire était encore à venir. Les minorités extrémistes, qui se réclamaient d'une soit disant idéologie religieuse : islamistes, néo-chrétiens, juifs loubavitch ... recrutaient des adeptes au prétexte de guérir tous les maux du monde par la mise en application d'une morale stricte.
En fait, les inspirateurs de ces mouvements voulaient prendre le pouvoir dans ce qui restait de pays présentant encore quelque intérêt économique, en réduire les populations à la servitude volontaire et nettoyer les récalcitrants. Le moyen pour y parvenir était simple et fort ancien : terrorisme et noyautage discret.

Après vingt cinq ans d'amateurisme, le terrorisme prit de l'ampleur.

Dix attentats simultanés et spectaculaires, dans les principales capitales, sonnèrent le coup d'envoi de l'utilisation à grande échelle d'une nouveauté dans l'arsenal des techniques terroristes. Cette arme détruisait plus les cerveaux  que les corps. Il s'agissait en fait du noyautage des principaux médias d'information. Noyautage double, par la conversion patiente de l'esprit des salariés et par la prise de contrôle des entreprises correspondantes, à bon prix pendant les krachs boursiers.

Le résultat ne se fit pas attendre longtemps. Les grèves prirent un tour plus radical: les postiers sabotèrent l'acheminement des courriers adressés à l'administration des impôts, les employés de banque celui des virements et prélèvements automatiques, les gendarmes et autres CRS refusèrent de procéder aux contraintes par corps. La puissance publique, déjà affaiblie, tomba sous les coups de ses propres suppôts.

Les partis extrémistes se donnèrent les gants d'arriver au pouvoir par le jeu d'élections libres. L'action psychologique n'est pas un délit en démocratie. Dans les dictatures, quelques coups d'état suffirent; le peuple avait déjà l'habitude de courber l'échine.

Les nouveaux dirigeants mirent rapidement au pas les rares opposants libéraux qui restaient encore. Ils organisaient de grandes manifestations populaires. Chômeurs et retraités désargentés levaient le poing dans les rues en criant "Allah Akbar" ou "Jésus reviens!". On dit même que certains levaient le bras à la romaine, paume de la main tournée vers le sol.

Les régimes locaux s'étaient regroupés dans des Internationales bien plus unies et efficaces que les réunions de chefs d'Etat de la période précédente.

En pratique, il y avait trois grandes internationales : les néo-islamistes, les néo-chrétiens et les néo-athées. Les économistes néo-islamistes avaient au moins apporté une grande contribution en faisant admettre partout que le PIB et autres instruments libéraux n'étaient plus les seuls critères pour mesurer la marche des affaires. Le nombre d'âmes converties à servir la gloire de Dieu, la prière, l'aumône et la fraternité, la frugalité et le jeûne périodique, sans oublier le pèlerinage propitiatoire aux lieux saints, étaient des facteurs mesurables tout aussi importants.

Contre toute attente, ces trois internationales pratiquèrent chacune à l'intérieur de sa sphère d'influence des politiques assez proches.

Leur action était concentrée sur une vaste zone géographique, dénommée CTEC ( Ceinture des Terres Emergées Cultivables ), allant du 50° parallèle nord au 40° sud. En dehors de cette bande, on laisserait la désertification faire son œuvre, sans trop se soucier des populations qui s'y trouvaient.

Les zones désertiques accueillirent des googlags et des yahoo-gaï, villages de vacances forcées pour opposants aux nouveaux régimes. La rigueur du climat et la pauvreté des sols amènerait la majorité des récalcitrants à reconsidérer leur position ou à mourir jeune.


L'ordre nouveau étant assuré, il fallut penser à la reconstruction. Soucieuses de favoriser le retour au travail et à la création de richesse, les trois internationales décrétèrent une politique phallo-nataliste. Les femmes resteraient à la maison pour le plaisir des mâles et la procréation.
Toutes les ressources de séduction des médias contrôlés par le pouvoir central furent mises en œuvre pour gagner les esprits et les corps.


Ce fut un échec cuisant. Non seulement les femmes ne firent pas plus d'enfants, mais nombre d'entre elles choisirent de ne pas en faire du tout, en optant pour le célibat volontaire, le lesbianisme ou la prostitution (qui attirait les mâles mais faisait fuir les maris) et en dernier recours en se donnant volontairement la mort.
La situation des citoyens plus âgés continuait de se dégrader et l'espérance de vie marquait le pas. Bref vers les années 2060 la population mondiale tomba à 3 milliards d'individus.



 
III Printemps


Alors se produisit une nouvelle révolution. Les régimes arrivés au pouvoir par la terreur avaient fait preuve une fois de plus de leur incapacité à contenter le plus grand nombre. De nouvelles minorités d'opposition se faisaient jour malgré les persécutions. Les esclaves volontaires supportaient de plus en plus douloureusement les exigences arbitraires des nouveaux maîtres.

Quelques dizaines d'avocats et d'intellectuels, répartis dans les trois zones d'influence des internationales théocratiques, réussirent à soulever les masses. Les insurgés, pas très nombreux au départ, occupèrent par la force les locaux de la télévision d'Etat. L'armée et la police, s'estimant négligées par les nomenklaturas au pouvoir, ne bronchèrent pas. Au fond, rien de nouveau sous le soleil en matière de prise de pouvoir.

La période précédente ayant été relativement brève, les effectifs des nantis du régime n'avaient pas eu le temps de proliférer. Les tribunaux d'exception ne furent pas surchargés. Après avoir coupé quelques têtes pour la bonne forme, on procéda à la transhumance des réfractaires vers les anciens googlags, rebaptisés googlibs, pour bien marquer que les locataires y étaient libres de bien se conduire. La théo-démocratie n'est pas exempte de défauts, mais c'était le moins mauvais des systèmes.

Les décennies de crise de la société de consommation puis les décennies de théocraties totalitaires avaient rendu un immense service à l'humanité. Elles avaient diminué drastiquement la population de la planète et préparé involontairement les conditions d'une gouvernance mondiale éclairée. Une majorité de ressortissants de la CTEC étaient devenus des citoyens capables de concilier leur liberté et le bien collectif. Aucune réforme négociée n'aurait pu arriver à ce résultat.
 

IV Eté

    ...quand la terre bien prête est bien ensemencée, nous faisons nos prières
...pour que le blé nouveau naisse et pousse en moisson.
Pour que la moisson croisse et que le blé foisonne.
Nous, c’est tout ce que nous pouvons faire,
c’est tout ce que nous avons à faire :
le reste au bon Dieu ; nous sommes dans sa main ;
il est le maître ; il nous exauce à sa volonté.

Charles Péguy



Une nouvelle ère de prospérité s'ouvrait pour ce qui restait d'humanité. Partout on ne jurait que par "liberté d'initiative équitable" et "fraternité charitable". Le grand cycle de la vie pouvait recommencer, avec ses périodes fastes et ses accidents de parcours .