PROXIMITÉ



En 1492 année de l'Hégire , Mohamed Christopher Zweistein, jeune professeur diplômé , enseignait l'histoire des sciences à la prestigieuse université Al Azhar du Caire.

Pour ce qui concernait l'histoire de la physique théorique, son cours comprenait deux cycles. Le premier était consacré aux précurseurs: Gautama, Parménide, Lucrèce, Newton...  Le second, aux savants et aux théories des trois derniers siècles.
Cette dernière période était particulièrement fertile en avancées audacieuses dans la description mathématique de notre univers. Beaucoup de ces théories avaient trouvé des confirmations expérimentales, puis - pour le meilleur et pour le pire - des applications pratiques.

Son cours le plus apprécié partait des pionniers de la science moderne: Poincaré, Maxwell, Lorentz, de Broglie, Schrödinger..., et mettait en évidence les étapes de la pensée depuis les deux relativités d'Albert  Einstein, les diverses théories unificatrices, cordes, supercordes, théorie M, jusqu'à la relativité d'échelle ...
Bref tous les cheminements qui avaient donné naissance à la relativité avancée, dernier état de la science officielle en vigueur.

Quand il n'enseignait pas ou ne préparait pas ses cours, Mohamed aimait lire des romans de science-fiction, tout en écoutant de la musique sérielle.
Sans doute influencé par son métier d'historien, il s'intéressait aux précurseurs de ce genre littéraire H.G.Wells, Isaac Asimov, Ray Bradbury...

De nombreux auteurs avaient pris pour thème les voyages intergalactiques, en inventant divers modes de propulsion futuristes. Mohamed, fort de ses connaissances scientifiques, restait insatisfait devant le manque de crédibilité de ces engins imaginaires, même ceux mettant en scène des robots.
En effet, à la vitesse de la lumière, la galaxie la plus proche est à environ 50 millions d'AL (années lumière). Les autres galaxies à environ 100 millions d'AL. Toutes les histoires de science-fiction se déroulent à des échelles de temps incommensurablement plus courtes. Il y avait là une contradiction majeure.

D'autres auteurs, conscients de cette difficulté, avaient mis en avant des propriétés supposées de l'espace-temps. Les concepts de cinquième dimension, de déchirures et autres trous de ver dans l'espace-temps, avaient fait florès dans la littérature et le cinéma de science-fiction, Mais leur existence restait du domaine de l'imaginaire.
Il fallait, soit passer à autre chose de plus radical, soit trouver une expérience cruciale permettant de donner de la crédibilité à telle ou telle théorie.

Dans un premier temps, Mohamed porta son attention sur la question de la vitesse des déplacements dans le cosmos.

Si l'on admet que la masse du photon est nulle, aucune autre particule constituant la matière ne peut dépasser la vitesse de la lumière. Même l'électron, dont la masse est infime, ne le peut pas.
Que se passerait il si la masse du photon n'était pas nulle, mais seulement extrêmement faible? Dans ce cas, il pourrait y avoir des composants de la matière-énergie, de masse encore plus faible que celle du photon, susceptibles d'être associés à des vitesses de propagation de leur fonction d'onde qui  dépasseraient la vitesse de la lumière. Malheureusement, les vérifications expérimentales ne paraissaient pas en vue dans un avenir proche !


Mohamed savait que la relativité avancée n'expliquait pas tous les phénomènes constatés dans le monde réel. Il y avait peut être là une piste.
Les sciences de la vie restaient peu accessibles au calcul. Encore moins les sciences humaines, les sciences sociales et politiques, la religion, la culture, l'art, ...

Un soir, allongé dans un confortable hamac, Mohamed se balançait mollement en attendant la fraîcheur de la nuit. Son regard rencontrait un miroir dans lequel se reflétait l'image d'une branche d'églantier fleurie éclairée par la lune montante.
Le ciel s'obscurcissait peu à peu, quelques étoiles devenaient visibles. Bercé par les mouvements du hamac, Mohamed parcourait des yeux le bord des pétales d'églantines. Sa rêverie oscillait entre l'admiration de la nature dans ses détails les plus délicats et la béatitude craintive de la créature humaine plongée dans l'infinie dimension du cosmos.

Soudain, il eut la révélation!

Pour que mon regard aille  de la base gauche à la base droite d'un pétale, il doit parcourir une certaine distance à la périphérie du pétale. En revanche si mon regard passe par la pointe du pétale dans la corolle de la fleur, le chemin à parcourir est beaucoup plus court. Evidemment il faut franchir une discontinuité. Si j'étais un puceron, il faudrait même que je pénètre  dans le cœur de la fleur et que j'en ressorte.

En repliant l'espace-temps sur lui même, de façon à ce que les amas de matière-énergie se rapprochent dans une dimension  supplémentaire, le puceron-homme pourrait atteindre l'autre extrémité du cosmos par un chemin beaucoup plus court que celui observé dans l'espace-temps classique.

Sans doute les amas de matière-énergie ne sont ils pas au même endroit dans cette nouvelle dimension. Pour s'y repérer, Mohamed décida d'appeler "proximité" cette N+1ème dimension de l'univers, car elle était basée sur le principe que les semblables tendent à se rapprocher les uns des autres. Restait à procéder à des expériences cruciales pour valider cette nouvelle théorie.

°  °  °

Soumis au calcul et à l'expérimentation, le concept de proximité se révéla rapidement porteur d'une grande capacité prédictive pour des phénomènes restés, jusque là, en dehors du domaine des sciences dites exactes.

Il serait fastidieux de citer toutes les avancées qui en découlèrent:

Médecine:
mécanisme de reproduction cellulaire, cicatrisation, cancer, ...
effet mémoire de l'eau et généralisation du recours à l'homéopathie ce qui combla le déficit de la Sécurité Sociale , effets placebo, guérisons miraculeuses, ...
Génétique:
Expression et répression des gènes, diminution des maladies dégénératives, normalisation du profil de fin de vie sans déchéance, ...
Psychologie:
Etude préalable des affinités conjugales limitant les conséquences du divorce et de la répudiation, éducation des enfants, diminution de la violence à l'école, recrutement et formation du personnel limitant le chômage et son coût social, ...
Affaires religieuses:
Augmentation de l'œcuménisme réduisant l'intensité et la fréquence des guerres de religion, amélioration de la fréquentation des lieux de culte en dépit de la baisse constante des effectifs du clergé, augmentation de l'engagement des croyants dans les œuvres charitables, réduction à quantité négligeable des intégristes israëlites, chrétiens, islamistes et autres laïcards, ...
Affaires sociales:
Diminution de la criminalité et du nombre d'accidents de la route, diminution du nombre de fonctionnaires et des salariés protégés, diminution des effectifs de la nomenklatura avec en corollaire la diminution des impôts, amélioration spectaculaire des pratiques du personnel politique qui passa rapidement de l'état d'oligarque à celui de ministre du peuple, ...
Culture et Arts:
Transformation radicale de la grille des programmes télévision,  réduction des émissions "opium du peuple" aux heures de grande écoute et remplacement par des débats démocratiques de qualité et des émissions culturelles, abolition du principe "good news is no news" longtemps en vigueur dans les médias, remplacement par la diffusion  d'exemples de réussite humaine, dans tous les domaines y compris économique ou caritatif, entraînant des effets boule de neige très positifs et une diminution de la consommation de tranquillisants, ...


Les jeunes générations de chercheurs enthousiastes commençaient même à trouver quelques applications du concept de proximité dans des sciences plus dures:

Energie
Avancées importantes dans les méthodes de confinement des réactions de fusion nucléaire laissant entrevoir le développement de sources d'énergie relativement propres et pratiquement inépuisables, ...
Sciences de la terre
Météorologie, prédiction des catastrophes naturelles, arbitrages concernant le développement durable, l'urbanisation raisonnable ...
Cosmologie
Confirmation d'un modèle d'univers où le gigantisme et l'expansion dans l'espace-temps classique trouvaient leur image miroir dans la dimension de "proximité" sous forme d'un ensemble de taille ramassée et probablement en contraction.


C'était l'état de grâce. 0n constatait un peu partout que le recours à la dimension de "proximité" avait des effets bénéfiques, quasi cumulatifs, et que les gens vivaient de mieux en mieux ensemble.

Le pire n'arriverait que beaucoup plus tard.


Mohamed Christopher Zweistein mourut jeune, vers l'âge de soixante ans. De son vivant, il connut seulement une partie des nombreuses réalisations engendrées par sa découverte.
Il n'eut pas la satisfaction de voir sa théorie appliquée au voyage intergalactique, mais il avait gardé la foi, et savait dans son cœur que ce voyage deviendrait un jour réalité.













Cette nouvelle de Brice PEER fait partie du recueil

 " SI PROCHE, SI LOINTAIN "

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