Comment savoir qui a raison ?

Chronique de Alain-Gérard SLAMA  Le Figaro 11 février 2009

En politique, seul l'avenir peut dire qui a eu raison. Cette incertitude n'a pas fait seulement l'objet d'une immense littérature, elle tenaille les hommes politiques, du moins ceux qui pensent, et c'était le cas lundi soir à l'institut de France, où une joute intellectuelle d'une rare hauteur de vue confrontait, plutôt qu'elle n'opposait, Valéry Giscard d'Estaing à Raymond Boudon.

D'un côté, un homme politique qui n'a jamais cessé de s'interroger sur son action ; de l'autre, un sociologue aussi discret que son influence est grande, Raymond Boudon, couronné du prix Tocqueville après Raymond Aron, Karl Potter, Michel Crozier, Daniel Bell ou Pierre Hassner, et qui pouvait se flatter, ce soir-là, d'être le premier lauréat de ce prix à le recevoir deux fois.
L'académicien Valéry Giscard d'Estaing, qui a succédé à l'académicien Alain Peyrefitte à la présidence du jury, n'avait pu être présent à la cérémonie qui s'était tenue en septembre à Saint-Lô, dans le département de la Manche, dont Tocqueville fut député ; il avait donc tenu à rassembler dans les murs du quai Conti, autour du chancelier, du président de l'Académie des sciences morales et politiques et du député de la Manche, une pléiade d'académiciens et d'intellectuels, enchantés d'entendre l'action rendre hommage à la pensée, et l'homme de pensée et répondre à l'homme d'action.


La situation, on le voit, ne manquait pas de ragoût. Mais elle ne manquait pas non plus le fond. L'ancien président croyait volontiers, avec Tocqueville, que le système politique le plus démocratique est celui qui associe une solide centralisation gouvernementale à une forte décentralisation administrative ; il croyait volontiers, avec Max Weber, que, dans des sociétés qui ne sont plus structurées par des croyances religieuses, le polythéisme des valeurs peut être résolu par un processus de rationalisation qui tend à sélectionner les meilleures idées, les meilleures institutions et les meilleures pratiques ; le fait est que toutes les conquêtes de la démocratie, du droit de grève à l'abolition de la peine de mort, ont été le résultat de longs et durs débats, avant de pouvoir être considérées comme irréversibles.

Mais où cette sélection pourrait-elle s'opérer aujourd'hui, à l'heure d'une globalisation qui bouleverse dans tous les domaines, démographique, économique, social,culturel, la foi dans la volonté générale qui a permis à la révolution bourgeoise d'accompagner le mouvement de modernisation engagé à la fin de l'ancien régime ?
Dans une société de la communication immédiate, qui ne laisse plus le temps de la réflexion et où la satisfaction du besoin individuel prime, le relativisme risque de ne plus trouver son antidote. Si l'on se fie à ce mouvement, la meilleure organisation rationnelle qu'on pourrait en déduire serait une démocratie élective au sein d'une société multiculturelle, sur le modèle du Brésil !

La question a été posée, cum grano salis, mais, émanant d'un homme qui a gouverné la France qui a ardemment voulu la moderniser, elle n'en traduisait pas moins une inquiétude implicite devant le brouillage des repères de notre vie politique, dont il est difficile de savoir s'il préfigure l'avenir ou s'il conduit à une impasse.

Raymond Boudon a apaisé l'inquiétude en citant Simmel : « de tout temps, on a cru que le présent était parfaitement nouveau par rapport au passé, et de tout temps cela a été faux. » Cela signifie bien que les leçons de l'expérience, appliquée aux politiques, ne sont pas immédiatement lisibles. Tocqueville a bien affirmé sa confiance dans « l'avenir, le juge éclairé et impartial », mais c'était pour ajouter qu'il arrive « hélas ! toujours trop tard ».

Cela dit, pour baliser le chemin, et servir de garde-fou contre les égarements de l'histoire, le sociologue a suggéré trois pistes lumineuses auxquelles il serait difficile, ici, de ne pas souscrire.

La première est que ce sont les idées et non, comme le pensait Marx, les intérêts matériels qui sont le moteur de l'histoire. Tocqueville a retiré de l'observation d'une idée - l'attachement des hommes au principe de leur égale dignité -  sa conviction que le suffrage universel serait appelé à se généraliser.

La deuxième piste, empruntée à Max Weber, est que l'éthique de la responsabilité, qui, dans une perspective libérale, oblige la raison à prendre en compte les effets des principes sur lesquels elle se fonde, n'empêche pas que ces principes demeurent des idées régulatrices et finissent par entrer dans les faits à long terme.

La troisième piste, qui se réfère à Roberto Michels et à Mancur Olson, consiste à observer que les facteurs qui ont invariablement dévoyé la raison démocratique ont émané de petits groupes de idéologiques organisés, structurés et fortement motivés, dont le reste de la société a toujours aperçu le danger, mais sans avoir l'organisation ni la détermination nécessaires pour leur résister. Le principal danger qui pèse sur la démocratie et que le pouvoir, élu, lui, par une majorité se croit contraint, par conversion, ignorance ou démagogie, d'orienter son action en fonction des thèses de ses minorités.

Seuls ceux qui ne désespèrent pas des idées et de ceux qui les portent, continueront  longtemps, de croire possible que l'oiseau de Minerve se réveille avant que la nuit soit tombée.